1913-03
Aux malheurs des guerres et invasions dont il a été parlé précédemment, vint s’ajouter un autre fléau non moins terrible et dévastateur : Je veux dire la peste qui en plusieurs fois ravagea notre pays.
« Après avoir dévasté l’Asie et l’Afrique, la peste noire s’abattit tout à coup sur l’Europe. C’était en 1348. La Sicile d’abord, ensuite Pise et Gênes furent rudement éprouvées par le fléau; il étendit bientôt ses ravages à la Corse, à la Sardaigne, à toute l’Italie, à la France. A peu près partout, suivant un témoin oculaire, il emporta les neuf dixièmes de la population, en beaucoup de lieux même 95%.
Celui qu’atteignait ce mal sans remède, lui résistait à peine deux jours, bien rarement trois jours. A Paris, on compta jusqu’à 500 morts par jour. Arrivant par l’Italie et franchissant les Alpes, la peste aborda le Comté de Bourgogne par le midi, pénétra à Poligny, Arbois, et de là gagna Salins et Besançon.
Dans les villes, sur les chemins, on n’apercevait que malades au teint livide, aux regards mourants dont la peau était couverte d’exanthèmes noirs, rouges ou bleuâtres.
La terre de Saint-Claude, malgré son climat extrêmement salubre, fut horriblement éprouvée par le fléau. Le plus grand nombre des habitants moururent à Saint-Claude, à Moirans, et dans tous les villages (Etival sans doute). Ces ravages de la peste eurent lieu en 1349. Aussi cette année demeura tristement fameuse sous le nom « d’année de la grande mort. » Le Haut-Jura redevenu désert comme avant l’arrivée des moines, les forêts envahirent de nouveau les terrains défrichés, les ours reparurent et se multiplièrent.
Un fléau du même genre désola la terre de Saint-Claude au XVI et XVII siècles. En 1564, 1606, 1630, 1636, la peste fit de nombreuses victimes, malgré les précautions que prenaient partout les éschevins et magistrats.
En quelques mots, nous allons voir que ces précautions étaient les mêmes que de nos jours et qu’on ne saurait attribuer à la négligence de nos ancêtres les terribles ravages du fléau.
« D’abord on ne laisse pénétrer, tout au moins dans les villes, aucune personne sans un examen de santé. En outre plusieurs familles sont mises en quarantaine dans leurs maisons, soit à cause de leurs relations antérieures avec la famille du défunt, soit pour des communications récentes avec les lieux éprouvés par le fléau. Ceux qui meurent de la peste, sont enterrés dans un endroit spécial qui prend le nom de « cimetière des pestiférés », dont on ne devra pas s’approcher et laisser même sans culture pendant un certain temps les champs et jardins environnants.
Puis les autres membres de la famille du pestiféré et les domestiques sont transportés dans des cabanes ou loges éloignées de la ville ou du village où l’on pourvoyait à leur nécessaire aux frais de la famille ou de la communauté. Pendant ce temps, les malgoguets nettoyaient la maison.
Les malgoguets étaient des nettoyeurs qui faisaient profession de purifier les maisons des pestiférés au moyen de parfums spéciaux et par un ensemble de fumigations et de pratiques diverses qui composaient leur art. » Qu’on me permette de donner ici un spécimen de désinfection. C’est celui de la désinfection de la ville de Montpellier, après la peste de 1630, indiqué dans le COSMOS, numéros 15, 22 et 29 mars 1890.
» L’entreprise fut confiée à un Dominicain, le P.Tamisier, (toujours des Curés,quoi! ou il a quelque péril !) Après des prières solennelles destinées à attirer les bénédictions de Dieu sur l’entreprise, le P.Tamisier se mit à l’œuvre. On désinfecta une à une toutes les maisons de la ville. Le P.Tamisier entrait le premier, on ouvrait fenêtres et l’on allumait un feu de genévrier et de romarin « pour chasser l’air le plus grossier », deux clercs faisaient l’inventaire de tous les objets, puis deux quatre ou six désinfecteurs, selon le cas, pénétraient dans la maison, en enlevaient les objets destinés à être désinfectés à la buanderie, tels que linge, draps, couvertures, qu’ils chargeaient sur des charrettes et conduisaient « au moulin » Ensuite, après avoir enlevé les grosses ordures, ils balayaient soigneusement les planchers, les murs, les plafonds, les meubles, les coins obscurs, puis lavaient les murs ,portes, fenêtres, vitres et sièges, avec de la lessive ou de l’eau vinaigrée, laissaient sécher et essuyaient. »
Cela fait, ils se retiraient pour faire place aux fumigateurs. Ceux-ci se livraient à des opérations qui duraient 4 jours.
« Le premier jour après avoir bien fermé toutes les issues, ils faisaient une fumigation avec du foin arrosé de vinaigre ou de mauvais vin, Ce « parfum », répendait une fumée âcre et épaisse qui durait toute la journée ; le soir seulement on ouvrait les portes et les fenêtres pour la dissiper. Le deuxième jour après avoir refermé les ouvertures, ils faisaient dans chaque chambre un feu de sabine, de romarin, de genevrier, de lavande, et procédaient comme la veille à l’ouverture des fenêtres. Le troisième jour était celui du parfum violent, qui se faisait en projetant sur une plaque de fer rougie ou sur un poêle des substances volatiles fortement antiseptiques, telles que le soufre et les composés mercuriels ou arsenicaux. Enfin le quatrième jour, était celui du parfum doux, destiné à chasser les mauvaises odeurs des opérations précédentes, il se faisait en brûlant dans la maison des baies de genièvre ou de résines aromatiques. Ces opérations durèrent deux mois. »
Malgré toutes les précautions prises, nous le répétons, la peste fit de nombreuses victimes partout où elle passa et par conséquent dans la terre de Saint-Claude. Nous verrons plus bas la preuve qu’ Etival fut atteint par le fléau.
Cependant le peuple chrétien comprend que ces fléaux sont des châtiments de la colère divine et que le préservatif le plus efficace est la prière. C’est pourquoi on voit les religieux eschevins de Saint-Claude, par exemple, décider « qu’on fera une procession solennelle aux Ronchaux…qu’il sera offert un cierge de 6 livres à l’église dud’lieu…un ornement à l’église de Notre-Dame de Gray ».
Puis en plusieurs endroits à Saint-Claude, à Avignon, à Clairvaux, on élève des chapelles et oratoires en l’honneur de Saint Roch qu’on invoque contre la peste. Ailleurs on lui élève un autel dans l’église paroissiale ou tout au moins on y place sa statue, au pied de laquelle viennent se prosterner les fidèles suppliants. C’est ainsi qu’il en fut à la chapelle de N-D d’Estival. On peut voir encore sur la tribune de la sacristie actuelle la statue en bois de saint Roch, invoqué par nos ancêtres pour la cessation du fléau.
Après la cessation du fléau, nous voyons aussi les échevins au nom de la ville ou du village, les particuliers mêmes faire offrir le saint Sacrifice de la messe, en action de grâce. C’est encore ce que nous retrouvons à Estival. Voici le document.
« Comme il soit que bon loys Janod-Perrin d’Estival aurait été méhu de dévotion cy-devant en l’année mil six-cent trente-sept ,lors aud’temps atteint de maladie contagieuse de peste et régnant aud’Estival, il aurait donné à l’Eglise et chapelle érigée aud’lieu une pièce de terre ditte et appelée au Carré pour la dotation et fondation de deux messes à basse voix des trépassés, qui se célébreraient annuellement en l’Eglise et chapelle dud’Estival par le Sr Chapelain et désservant tant à un chacun jour de saint Louys, vingt-cinquième d’août et l’autre jour de feste sainte Barbe, quatrième de décembre ; et comme lad’pièce du Carré se trouve chargée de Cense de froment et d’avoyne, tant envers Mgr l’Abbé de Saint-Claude, que seigneur de Châtel-de-Joux, et craignant qu’avec le temps lad’Cense, demeurant à payer lad’ fondation, ne soit esteinte ; or, est-il que le jourdhuy date de ceste par devant Anatoyle Berrez dud’Estival, notaire, s’est constituée en personne, led’ Louys Janod, lequel pour ces raisons, et d’autres justes considérations à ce le mouvant et désirant continuer le bon zèle de dévotion, l’en a transféré lad’fondation sur une aultre pièce de terre assise et située rière le territoire dud’ Estival contenant environ deux tiers de pose lieu dit « en la pourterie« , laquelle pièce il a dénoncé estre franche de toutes censes envers qui que ce soit, la raison qu’il a transféré lad’fondation sur lad’pièce et entendant le Sr Chapelain en jouyre à jamais moyennant qu’il sera tenu et obligé dire et célébrer lesd’ deux messes basses en lad’chapelle auxd’jours de feste saint Louys et feste sainte Barbe, pour le saint et remède de son âme et de ses prédécesseurs.
Vénérable Sr Messire André Grand, prêtre chapelain de lad’chapelle présent, stipulant et acceptant pour luy et ses succésseurs chapelains, en icelle avec promesse faicte par led’ Loys Janod d’avoir tout le cy-dessus contenu pour ferme et agréable sans jamais y contrevenir, ni souffrir y être contrevenu directement de façon que se soit.
Faict et passé aud’lieu d’Estival, le vingt-quatrième jour du mois d’avril de l’an mil-sept-cent soixante-et-un, en présence de Jean Berrez, de Claude Frazier dud’Estival, ,tesmoings : J.Berrez, C.Frazier, et dud’Sr Berrez, notaire .Expédié au profit de lad’chapelle et Sr Chapelain. A.Berrez, notaire »
Cet acte authentique nous apprend que la peste fit des ravages au village d’ Etival, et certainement aussi dans les deux communautés; mais il nous montre la piété des pestiférés qui, sachant que les maux nous arrivent par la permission de Dieu, ont recours à Lui, pour obtenir leur guérison. Il témoigne aussi de la reconnaissance de celui qui atteint d’un si terrible mal, a obtenu d’en être délivré. C’est là un exemple que je suis heureux d’offrir, après des siècles, à la méditation des fidèles habitants de la paroisse.
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